Au Mexique, Apocalypto, le film de Mel Gibson sur le monde maya avant l'arrivée des conquistadores, sera dans les salles le 19 janvier. Mais, alarmés par les comptes rendus publiés aux Etats-Unis, les spécialistes craignent déjà un "attentat" du cinéma hollywoodien contre l'une des civilisations les plus brillantes de la Méso-Amérique.
Le fait que le réalisateur ait choisi de tourner dans l'Etat de Veracruz, très loin des paysages réels où s'est développée la culture maya, a d'emblée suscité la méfiance. "Gibson aurait pu retrouver le type de végétation qu'il cherchait, sinon dans le Yucatan, où elle a quasiment disparu, du moins au Quintana Roo", souligne Miguel Angel May, responsable du département de langue et culture à l'Institut maya de l'Université autonome du Yucatan, à Merida.
Les craintes de ce dernier se sont accrues quand il a su que Mel Gibson confiait les rôles principaux à des acteurs non mayas. "Je sais à quel point cette langue tonale est difficile à maîtriser : un mot prononcé de travers peut perdre toute signification, ou en prendre une autre !", précise M. May.
La langue est la bannière du projet de Gibson. C'est aussi l'un de ses points les plus vulnérables. Lors de la conférence de presse qu'il a donnée en octobre 2005 dans la ville de Veracruz, le réalisateur a émis l'espoir que son film rendrait la langue maya "de nouveau cool" : attrayante pour les jeunes issus des communautés marginalisées, qui perdent le lien avec leur culture et rêvent d'émigrer au nord du Rio Grande.
Dans le film précédent de Gibson, La Passion du Christ, les dialogues étaient en araméen, langue morte depuis douze siècles. Le "maya", lui, n'est pas mort. Au Mexique, au moins un demi-million d'habitants (sur un million d'origine maya) utilisent sa variante yucatèque, sans compter les importantes communautés du Guatemala et du Honduras. Il existe à Merida un théâtre maya et un festival de la chanson.
Gibson a rédigé son scénario en anglais avec Farhad Safinia. Il a ensuite demandé à des linguistes de traduire les dialogues dans un idiome "se rapprochant" du yucatèque tel qu'il était parlé au XVe siècle, époque où est situé le film, a indiqué Farhad Safinia à notre correspondante à Los Angeles, Claudine Mulard. Mais en raison de leurs difficultés à reconstituer une langue où il y avait cinq mots pour dire "forêt", ils ont aussi demandé l'aide de natifs du Yucatan. Le résultat est un mélange de yucatèque ancien et contemporain. Ce qui revient, dans bien des séquences du film, à faire discourir en breton (moderne, mais émaillé d'un vocabulaire médiéval) des acteurs provençaux ou alsaciens. "Hormis un vieillard et une petite fille, les autres ont une grammaire déficiente et un fort accent étranger", dit, après avoir vu le film, Francisco Rosado May, ancien recteur de l'université de Quintana Roo.
Un autre grief est le choix des acteurs. 15 000 figurants ont été choisis pour leur "apparence maya", tous non professionnels, qui devaient être minces et musclés (loin du surpoids dont souffrent des populations abreuvées de Coca-Cola). Mais pour incarner les héros, Gibson a opté pour des métis ou indiens non mayas.
Le rôle principal est tenu par un gracile danseur de l'Oklahoma, Rudy Youngblood, "qui ne ressemble à aucun des Mayas que j'ai vus", assure l'Américain Earl Shorris, connaisseur de l'Amérique centrale et de la littérature précolombienne, dans un article du quotidien La Jornada. Selon lui, Gibson a intégré inconsciemment les stéréotypes racistes qu'il prétend combattre, et s'est comporté comme " les propriétaires des hôtels qui bordent les belles plages de Cancun et Cozumel", n'employant les descendants de cette antique culture qu'à des tâches subalternes.
Les Mayas, rappelle Earl Shorris, "ont inventé l'un des rares systèmes originaux d'écriture phonétique. Ils étaient de magnifiques astronomes, leur art et leur architecture sont connus dans le monde entier, leur littérature a une longue histoire, et ils ont défendu par les armes, jusqu'au début du XXe siècle, leur autonomie politique et culturelle. Mais ils n'avaient jamais été attaqués par Hollywood."
N'est-ce pas intenter un mauvais procès au cinéaste, libre, après tout, de faire bondir des panthères noires dans son film alors qu'elles sont inconnues dans la région ? Peut-on lui reprocher d'avoir cédé aux attraits de l'Etat de Veracruz, qui offre une variété de paysages et de climats sans égale au Mexique ? Accueilli à bras ouverts, Gibson n'a laissé que de bons souvenirs, les policiers locaux le ramenant gentiment à son hôtel quand il avait un peu abusé de la bouteille.
"Gibson a donné 1 million de dollars pour aider les victimes de l'ouragan Stan, qui nous a frappés en 2005, à reconstruire leurs maisons. Il a employé 600 à 700 jeunes de la région, qui gagnaient six fois plus qu'à récolter la canne à sucre, se félicite Gustavo Sousa, ministre régional du tourisme. Les retombées de ce tournage ont atteint 35 à 40 millions de dollars, avec une excellente publicité pour Veracruz."
Mais "une publicité" nocive à la civilisation maya, rétorquent les détracteurs, qui pointent la violence du film. "La culture ne fait pas vendre des billets. La violence, si", résume Earl Shorris. Miguel Angel May, qui a voué sa vie à transmettre la beauté de la langue yucatèque à des jeunes souvent honteux, au départ, de la parler, redoute les effets à long terme : "Les jeunes n'ont qu'une faible connaissance de l'histoire et croient que tout ce qui vient de l'extérieur est positif. En fin de compte, ce film est un attentat contre l'image même de notre culture : on retiendra la cruauté des Mayas, beaucoup plus que leurs connaissances scientifiques."